Jean-Christophe Machet est Président du groupe FM Logistic, entreprise logistique familiale française (chiffre d’affaires de 1,4 milliard d’euros). Présente dans 14 pays d’Europe, d’Asie et d’Amérique latine, FM Logistic emploie plus de 27 000 personnes.
Comment FM Logistic a-t-elle traversé la première vague de la crise sanitaire ? Des axes de développement ont-ils été identifiés ?
La logistique représente entre 3 et 7 % des coûts de nos clients, mais c’est 100 % de leur chiffre d’affaires qui passe par cette voie. Si elle s’arrête, tout s’écroule. Nous avons donc une responsabilité particulière à leur égard dans des crises comme celle de la Covid. Pendant le confinement, nous avons cherché à tout mettre en place pour assurer la sécurité de nos collaborateurs tout en maintenant la chaîne d’approvisionnement des produits essentiels. Pour ce faire, nous avons accéléré la fréquence de notre pilotage et le rythme de nos décisions. Nous avons tiré avantage de notre implantation internationale pour apprendre et anticiper.
J’ai été bluffé, impressionné, fier, ému… par le sens des responsabilités de nos équipes. Aucun site en France n’a fermé ; nous avons eu 90 % de présence. Quand j’ai fait le tour des sites, j’ai eu trois messages à dire : merci, bravo et soyez fiers. Soyez fiers car les métiers de la Supply Chain prennent une place essentielle – et de plus en plus visible – dans l’approvisionnement du pays.
Ce que nous voyons maintenant que nous avons du recul, c’est que cette crise a été un accélérateur de tendances, aussi bien dans le sens positif que négatif. Les signaux faibles que l’on percevait depuis six mois à un an sont ainsi passé de tendance à évidence.
Le succès ou l’échec des entreprises en cette période s’explique donc selon vous par des tendances qui préexistaient depuis longtemps ?
Les sous-jacents étaient là. La crise les a amplifiés. Le fait d’être dans un groupe familial, avec une vision long terme, a donc fortement aidé. La mot « stratégie » a trouvé tout son sens. Des décisions prises en 2012 de se focaliser sur les produits de consommation et d’avoir un juste équilibre en termes de présence géographique nous ont garanti une certaine résilience. Même si les premières semaines étaient un peu tendues, dès le mois de juin les volumes d’activités sont revenus en ligne avec nos objectifs. Cela montre la robustesse de FM Logistic et l’alignement de tous ses acteurs sur ce sens du long terme.
Vous étiez donc en même temps dans une vision très long terme et dans un pilotage au jour-le-jour. Comment combiner ces deux approches ?
Diriger, c’est être capable d’alterner ces deux visions. Dans nos métiers, on doit avoir les pieds bien ancrés dans les opérations pour capter, entendre, comprendre tous les signaux faibles. Mais notre statut d’entreprise familiale nous permet de nous projeter en parallèle sur du très long terme, grâce à l’information collectée au quotidien. Il nous faut les deux. On ne peut pas se projeter dans l’avenir si on est hors-sol.
Comment réussir à accomplir cette vision long terme quand l’avenir est aussi incertain ?
L’essentiel est d’être ancré sur des convictions, sur un projet industriel. Ce projet est challengé fréquemment mais il se base sur des fondamentaux solides. Pour nous il s’agit de la capacité à satisfaire de façon durable et équitable les cinq parties prenantes de l’entreprise : ses collaborateurs, ses clients, ses actionnaires, ses partenaires et l’environnement. C’est une base intangible et indiscutable.
Pour anticiper le long terme, nous avons sondé le marché, afin de comprendre les évolutions de nos clients et des consommateurs. Pendant le confinement, nous avons par exemple organisé 30 entretiens en visio avec les dirigeants de nos clients, pour les écouter et comprendre leur besoin. C’est cette capacité à écouter les signaux faibles et la croyance en notre projet d’entreprise qui nous permettent d’avancer avec confiance dans un environnement incertain.
Vous parlez de responsabilité vis-à-vis des cinq acteurs principaux de l’entreprise. Quelles sont les actions concrètes menées par FM Logistic pour engager cette responsabilité ?
Nous sommes dans une logique de développement durable. Nos fondateurs, en 1967, étaient déjà dans cette optique : on fait des choses ici et maintenant pour être toujours présents dans vingt ans.
Tout d’abord, nous faisons en sorte que nos collaborateurs évoluent dans un environnement stimulant et sécurisé. Nous les formons et investissons pour cela. Grâce à des enquêtes 360°, des ateliers sur les valeurs du groupe… nous menons une réflexion continue sur le bien-être au travail. Autres exemples : nous favorisons le télétravail, la collaboration en mode projet, la promotion interne… Bien évidemment, nous agissons aussi pour la santé au travail. Enfin, nous disposons d’une université interne qui propose des cursus spécialisés à nos collaborateurs.
Et vis-à-vis de l’environnement ?
Au sujet de l’environnement, cela fait dix ans que nous investissons fortement pour que l’éclairage de nos entrepôts consomme moins grâce aux LED. De la même manière, les bâtiments de FM Logistic sont mieux isolés que les autres entrepôts, tout en étant au prix du marché.
Par ailleurs, nos équipes font régulièrement le bilan carbone de la Supply Chain de nos clients. Nous mettons ensuite en place des solutions pour les aider à réduire leur empreinte environnementale. Et tout le monde y gagne, car comme bien souvent en Supply Chain, économies en CO2 et économies en euros vont de pair ! Moins de camions, c’est à la fois moins de pollution et moins de coûts.
Nous avons de nombreuses initiatives en parallèle car c’est en multipliant les expériences que l’on deviendra un acteur majeur de la Supply Chain omnicanale et green. C’est ainsi que nous avons décidé il y a vingt ans de créer le pooling logistique (mutualisation des opérations entre plusieurs chargeurs). Le premier pool a permis d’économiser 30% d’émissions de CO2 : lorsque les camions sont mieux remplis, il y en a moins !
Saviez-vous que 15% à 25% des kilomètres parcourus par des camions en Europe le sont à vide ? Les autres sont très rarement à pleine capacité. Le pooling est donc une simple mesure de bon sens : en mutualisant, on crée de la valeur pour tout le monde. Avec nos grandes plateformes mutualisées, que l’on peut agrandir au fur et à mesure du besoin, nous donnons de l’agilité et de la flexibilité à nos clients.
Et pourtant cette mutualisation des plateformes logistiques est encore assez rare. Qu’est-ce qui bloque ?
Cela devrait être évident et pourtant ça ne l’est pas encore pour tout le monde ! C’est invraisemblable. La mutualisation est l’avenir de notre métier : il suffit d’ouvrir des sites spécialisés par secteur d’activité et d’y créer de la valeur par le regroupement d’acteurs similaires. On offre alors une solution omnicanale, sous un même toit, à des acteurs d’une même verticale. C’est ce que nous allons continuer à faire, car la mutualisation, c’est l’optimisation. Tout le monde a à y gagner.
Aujourd’hui, si je prends l’exemple des flux en B2C, ils sont très peu optimisés. La préparation et la livraison coûtent très cher et nuisent à l’environnement. Il faut réinventer la logistique B2C pour la rendre plus efficiente, et cela passe par la mutualisation. C’est l’objectif de Citylogin (mutualisation des flux de logistique urbaine et utilisation d’une flotte de véhicules propres), un système développé en interne pour lutter contre la pollution et la congestion des métropoles.
Autre avantage : quand on ouvre une plateforme, on recrute une équipe. Un deuxième client qui vient se greffer sur la même plateforme peut donc s’appuyer sur cette même équipe. Et si on perd un client, on ne ferme pas le site. On ne licencie pas et on ne perd pas les investissements réalisés. Les opérations sont donc plus fluides et plus durables. Je rêve qu’à terme, grâce à la mutualisation, nous puissions investir dans de l’automatisation comme on investit dans des chariots et des racks.
Aujourd’hui, de nombreuses start-ups développent des technologies de mutualisation du stockage ou du transport. Voyez-vous cela comme une opportunité de croissance externe ?
Ces tendances, nous les avons décelées assez tôt. Nous avons nous-mêmes initié des démarches d’intrapreneuriat sur le sujet. En 2016, nous avons créé deux start-ups : Click&Truck et Stockbooking. Je pense qu’il y a de la place pour ces plateformes, à côté des services que nous proposons à des acteurs plus gros ; elles feront partie du spectre de solutions mobilisables pour réussir à être au plus proche du besoin de nos clients. Mais ce sont des activités à part entière, qui nécessitent des équipes spécialisées et des investissements importants. Notre cœur de métier reste l’opérationnel. Au-delà, il s’agira de s’intégrer dans un écosystème Supply Chain plus large.
Je crois fortement en la notion d’Internet physique. On sait compresser, fragmenter et transporter les flux d’information ou les flux financiers, mais c’est beaucoup plus difficile avec les flux physiques. Je pense qu’il faut utiliser et optimiser ce qui existe déjà tout en s’intégrant avec un ensemble de partenaires pour fournir un service fluide.
Vous évoquez l’Internet physique. A l’avenir, le prestataire logistique s’engagera-t-il « seulement » sur la gestion d’un flux, d’un point d’origine à un point de destination, sans que les modalités de ce flux soient connues par le client ? Autrement dit, sera-t-il possible de fractionner ce flux sur plusieurs plateformes mutualisées de manière à optimiser chaque opération et fluidifier chaque déplacement ?
C’est un peu futuriste mais c’est une possibilité. Je crois au concept de Lead Logistics Provider (LLP) : le prestataire logistique, pour tenir ses engagements, met à disposition de son client ses moyens internes mais aussi les services de partenaires externes intégrés. Le LLP intègre verticalement les meilleurs acteurs, dans les bonnes géographies, pour fournir un service optimal à son client.
Quelles sont les technologies explorées par FM Logistic pour optimiser le fonctionnement de ses entrepôts ?
Avant de parler de technologie, il faut tout d’abord penser au développement et la formation de nos équipes. Notre métier a besoin qu’on continue de faire connaître les débouchés de la Supply Chain. Pendant la crise FM Logistic a choisi de maintenir l’ensemble de ses contrats d’alternance et de redoubler d’efforts sur le recrutement des jeunes : c’est une priorité. Ceux qui poussent les portes des métiers de la Supply Chain, chez nous comme ailleurs, ont des choses extraordinaires à y faire, d’autant plus en ce moment.
Sur le sujet des technologies, la Data est une matière extraordinaire et sous-exploitée. Notre force, c’est que nous travaillons par secteur. Lorsque l’on travaille avec 70% des acteurs d’une filière, on détient une mine d’or pour optimiser les opérations. La question est alors : comment transformer ces données en valeur ? On peut imaginer de nombreuses applications : choix des niveaux de stock par catégorie de produit, optimisation des véhicules, accélération des livraisons, réorganisation des process, RPA (Robotic Process Automation), etc.
Enfin, l’accompagnement du travail de nos équipes par la robotisation et l’automatisation est un sujet majeur. Nous utilisons des magasins de stockage automatisés, des AGV (Automated Guided Vehicles) et d’autres sortes de robots qui soutiennent les équipes sur les travaux répétitifs et à charges lourdes.
Vos opérateurs ne voient-ils pas l’automatisation comme une menace ?
Nos opérateurs comprennent bien que grâce à l’automatisation, ils améliorent leurs conditions de travail. La collaboration entre l’Homme et la machine prend tout son sens dans les entrepôts. Et surtout, si on est compétitif, on gardera nos emplois. Quand Toyota s’est implanté dans le nord de la France, c’est grâce à la robotisation importante du site que des emplois ont été créés. Si l’élément différenciant n’est que le taux horaire du travail, la délocalisation est inéluctable.
L’automatisation est une force pour la France. Sans elle, les usines et certains entrepôts s’installeront hors de nos frontières. Nous devons donc collectivement veiller à la compétitivité de notre secteur, qui est un grand générateur d’emplois aussi bien qualifiés que non qualifiés. Par ailleurs, il est encore possible d’y progresser par promotion interne ! L’automatisation est un accélérateur de la compétitivité des Supply Chains qui favorise la sédentarisation de nos métiers à proximité des zones de consommation.